DOA
« Pukthu Primo »
Gallimard Série noire 2015
Pukthu Primo. Cet étrange titre mérite que l’on s’y attarde un instant. Le Pukthu, en langage pachtoune (peuple fondateur de l’Afghanistan), fait allusion à l’honneur personnel, familial, tribal. Ne pas en avoir est signe d’infamie. Quant au primo, il annonce tout simplement un second volume à cette histoire. 2008, l’élection américaine se profile, en Afghanistan la guerre continue de plus belle. Un conflit en grande partie confié à des entreprises privées aux contrats et aux statuts plus ou moins obscurs. Dans ce roman, elles se nomment 6N ou Longhouse et emploient, sur place, des anciens des services spéciaux, des Blackop, des commandos en tout genre (Voodoo, Fox, Ghost, …) recyclés dans un mercenariat extrêmement lucratif, décuplé par les revenus d’un trafic de drogue opéré grâce aux moyens officiels étasuniens. En face, parmi les Pachtounes, Cher Ali Khan, chef de clan, qui n’est pas forcement sympathisant des talibans, mais considère les Américains comme des ennemis, des infidèles. D’autant que ceux-ci dérangent son très profitable commerce. Quand un drone massacre un des membres de sa famille, la vengeance sera son seul but. Entre les deux, le seul personnage à peu près honnête, Peter, journaliste, enquête sur les coûts devenus faramineux de cette guerre. Il sera pris entre deux feux.
Quant aux femmes, mères, épouses filles afghanes ou leur homologues, restées au pays dans un lointain Wisconsin, si elles sont peu nombreuses elles sont pourtant dans les pensées de tous. Quelques prostituées aussi qui viennent adoucir le staccato des AK47.
Tous évoluent au milieu d’une constellation de personnages, dont les lecteurs fidèles reconnaîtront quelques spécimens qui sortent des précédents romans de l’écrivain. Et partout, l’omni présente CIA…
Pukthu est un roman noir dense, copieux, magistral au suspense intense. On imagine la formidable documentation (par moments très certainement « clandestine ») nécessaire à la réalisation de ce premier tome de plus de 600 pages. Mais le plus impressionnant est le travail d’écriture qui rend la lecture fluide, addictive malgré la multitude de personnages, l’alternance des narrateurs. Le récit peut s’emballer dans une description d’une attaque de drone ou d’une riposte des Talibans. Puis s’apaiser pour une tranquille dégustation de thé (chai) au milieu du désert. L’auteur ponctue son récit de dépêches de presse et de rapports de combats parfois contradictoires mais toujours d’une terrible froideur alors qu’ils évoquent quasiment toujours des morts et des blessés, des êtres humains réduits à de simples statistiques sur un morceau de papier, quelques bits dans l’Internet.
DOA ne prend pas partie, il raconte simplement avec une formidable précision cette guerre sans fin, la privatisation de celle-ci et le gouffre financier qu’elle implique désormais. Il tente de donner un peu d’humanité aux barbouzes de son roman, mais ceux-ci parviennent à peine à avoir des émotions. Et pourtant, il réussit à nous attacher à chaque être croisé au fil des pages.
(Article publié initialement dans la Revue 813, N°122- Oct 2015)